Histoire et bibliographie du Tanka et du haïku 

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Introduction au tanka francophone (extraits)

Peu de choses ont été écrites dans la francophonie sur le tanka. Et pourtant, plusieurs correspondances avec la poésie francophone existent depuis quelques siècles. Avant de les aborder, je vous propose une introduction modeste au tanka.

Le tanka ou poème court est un quintil dont la formule métrique est : 5 – 7 – 5 – 7 – 7. Cette forme " exprime le surgissement de chaque pensée dans l’esprit et devient alors l’expression de la conscience d’une pensée momentanée ", dira Alain Gouvret dans son introduction du recueil " L’amour de moi ", de Ishikawa Takuboku.

D’un point de vue historique, le tanka apparaît à l’époque de Heian, commençant en 794 et s'achevant en 1185. Heiankyō (littéralement " capitale de la paix ”, aujourd'hui Kyōto devint alors le berceau du tanka. Nous le trouvons dans le Man.yo-shû, la plus ancienne anthologie poétique, comprenant notamment 4200 tanka sur les 4500 poèmes. Et il n’est pas anodin que le tanka émerge en cette période. C’est un langage qui s’émancipait du chinois au même moment que l’écriture kana. Celle-ci est analogue, dans son principe, à l’alphabet des langues occidentales en s’appuyant sur les syllabes, comme dans la langue française. Et c’est le syllabaire hiragana aux lignes courbes qui permettra aux japonais de transcrire par écrit le japonais parlé et chanté, ainsi que les katakana, l’autre mode de transcription phonétique. Le tanka est inséparable de cette évolution émancipatrice, portée souvent par les femmes. Au point que Ôoka Makoto dira que le syllabaire hiragana se désigne sous le terme de " onnade ", littéralement " main de femme " ou " écriture féminine "1. Il est dommage, par contre, que les textes de femmes ne se sont retrouvés que très peu dans les compilations Kokin Waka-shû ou le Man.yo-shû. Par contre, cette modernité va se poursuivre avec la poétesse Yosano Akiko (1878-1942), féministe et passionnée de la vie : " Chaque jour de ma vie est une danse, celle des flammes de mon existence. Il me faut danser sans honte cette vie de douleur, de violence, d'amour et de bonheur. Nouvelle danseuse, je veux m'élancer en tourbillonnant dans la libération de l'existence... "

Le tanka va ressurgir dans la période Meiji à partir de la fin du XIXe siècle, avec notamment Ishikawa Takuboku ou Akiko Yosano. Et aussi avec Masoaka Shiki, qui à sa mort en 1902, avait mené une rénovation de sa forme, ouvrant ainsi la voie vers une certaine modernité. Un an plus tard, la Revue Ashibi (Azalées), dirigé par Itô Sachio, en fera la promotion. Le tanka devient moderne sur le fond (le choix de sujets contemporains) mais aussi sur la forme, en développant le principe du shasei (le croquis sur le vif) qui provient notamment de rapprochements avec le milieu de la peinture de la fin du XIXème siècle. Shiki étudiait aussi la peinture… Cette modernité s’inscrit dans ce courant cher à Rimbaud qui est celui de la rupture. Ainsi, traditionnellement, le langage était classifié dans trois types de langage articulé : l’épique (pas de marge entre les mots et les choses), le rationnel (une construction à l’attention d’un interlocuteur) et le poétique. Étymologiquement, poésie, c’est créer, agir. Et le tanka va créer une forme nouvelle dans la dialectique du lyrique par la juxtaposition de deux images, parfois inattendues, d’utiliser des résonances, l’homophonie des mots, de s’appuyer sur tous les sens, y compris le goût, l’odorat et le toucher :

Nuit de printemps

Aux ténèbres insensées

Tu peux bien cacher

Les tons des fleurs de prunier

En cèleras-tu l’arôme ?

Ou dans cet autre poème :

Dans la cache des ténèbres

Tâtonnant entre les roches

L’eau va son chemin

Et sa voix note après note

Se coule au parfum des fleurs.

Ôshikôchi no Mitsune (Kokin-shû)

Le choix du lyrisme du tanka se fait également sur le rythme, s’appuyant autant sur la rime de début de vers que sur la métrique syllabique. " Cette différence, qui caractérise toute la littérature japonaise, a une conséquence importante sur la rythmique du vers : la pulsation a lieu au commencement et non à la fin, ce qui crée une subtile impression de décalage rythmique. " (Louis Kobayashi).

Parmi les poètes de la modernité du tanka se trouve aussi Ishikawa Takuboku que j’admire plus particulièrement. Peut-être parce que je lui ressemble dans la façon de noter les émotions qui se présentent au gré de la mémoire ou du vécu quotidien. " Réciprocité entre le monde extérieur et le sentiment " (Suzuki). Ou plus encore, " l’expression d’une conscience d’une pensée momentanée. " (Ishikawa Takuboku).

J’ai éteint la lampe

Tout exprès pour me concentrer

Sur des pensées futiles

Ishikawa Takuboku

 

Pour si peu de chose mourir

Vivre pour si peu de chose

Oh ! Cesse de discuter

Ishikawa Takuboku

 

Le sens n’y est qu’un flash, une griffure de lumière " dirait Roland Barthes.

 

Toute la nuit

A quoi ai-je donc pensé ?

Tandis que j’écoutais

Les gouttes frappant

A ma fenêtre ?

Izumi Shikibu Mikki

Un peu plus tard, Saitô Mokichi (1882 – 1953) précisera le fondement du tanka comme correspondant à une représentation de la vie par une sorte de pénétration des choses. Willy Vande Walle le rapprochera de l’expression allemande " Einfühlung " où " le poète doit pénétrer jusqu’à l’essence des choses, d’où une mise en valeur accrue du caractère lyrique propre au tanka. "2

En même temps, cette poésie est en altérité avec le reste du monde. Ainsi à ses débuts, le tanka se rapprochait d’autres textes poétiques. Jacques Roubaud, d’origine occitane, a établit un lien entre le tanka et le sonnet de la canso au Moyen-âge, du fait que l’amour de la nature y est très présent. Il considère les deux formes qui peuvent constituer des "singuliers" de langue d’autant plus forts qu’elles sont brèves et, en conséquence, saisissable en un seul regard, maniables dans la mémoire. Pour le tanka, je dirai surtout que sa force réside dans sa richesse suggestive.

En termes de poétique, cette parenté entre le Canzoniere de Pétrarque (1304-1374), la canso (le chant) des troubadours occitans du XIIème siècle et l’anthologie du Manyôshû où apparaît le tanka, vient de l’entrelacement métrique et du lyrisme. Et de mon point de vue, aussi d’une juxtaposition de la contemplation de la nature dans l’instant et du sentiment que l’être humain va pouvoir exprimer, comme dans l’amour courtois. Même si les poètes japonais vont plutôt suggérer et esquisser les choses. Même aussi si le poète du tanka est oublieux de soi, donc plus humble que dans la poésie française.

De même, Charles Haguenauer essayera de comparer certains textes des lyriques de Heian avec des poètes courtisans de la fin du Moyen âge. Probablement parce que l’échanges de billets doux dans Ise monogatari, Genji monogatari et autres romans japonais sont proches de l’amor troubadourdesque 3 :

Brise parfumée va trouver le rossignol,

Les pruniers en fleurs invitent

Le héraut du printemps.

 

Kokinshü, Ki no Tomonori

 

Le temps a lassé son manteau

De vent, de froidure et de pluyes

Et s’est vestu de broudery,

De soleil luyant, cler et beau

Duc Charles D’Orléans

 

Douce dame, se me volez amer :

En poi de tens poéz guerrdoner

Les biens d’amors ke j’ai attenduz tant.

 

Chanson anonyme

Mais Charles Haguenauer dira qu’il faudra encore du temps pour que le poète passe du penser au sentir. Quoi qu’il en soit, plusieurs rapprochements sont donc possibles parce que les poètes font de l’altérité leur approche du monde qui les entoure. Dans la poétique japonaise comme dans la poétique francophone, nous pourrons trouver des allitérations, des assonances, des anaphores et autres répétitions utilisées pour rythmer les textes. De même, pour articuler le sens entre deux vers, l’utilisation des césures strophiques existent dans les deux cultures. Et je l’illustrerai ainsi :

 

Sous la pluie tombant

Aux pieds des cerisiers

Des fleurs s’accrochent

Des fleurs s’écoulent

Masaoka Shiki

Semblable à la nature

Semblable au duvet

Semblable à la pensée

Semblable à l’erreur, à la douceur et à la cruauté

A la moelle en même temps qu’au mensonge

Semblable à moi enfin,

Et plus encore à ce qui n’est pas moi.

Henri Michaud

 

Le loup criait sous les feuilles

En crachant les belles plumes

De son repas de volailles ;

Comme lui je ne consume

Arthur Rimbaud

Revenons maintenant au sens de cette poétique japonaise. Ce qui m’apparaît une caractéristique de celle-ci, c’est l’abolition du moi et la fusion avec l’objet. " Au lieu d’exprimer son individualité, il se fond de son plein gré dans la nature qui l’entoure, afin de parvenir ainsi avec elle à une union qui transcende le moi. " 4  Ce lyrisme apparaît davantage soucieux de l'autre que de soi, interrogateur et critique. Dans l’origine du waka (tanka), la syllabe " wa " donne à ce mot le sens d’accorder sa voix à celle de l’autre. C’est aussi dans le tanka la forme de la juxtaposition qui n’est pas une comparaison entre l’humain et la nature, mais plutôt une façon de se rejoindre et de coïncider. Chaque segment pourra être relié par un lien phonique ou sémantique comme ici :

 

Monts Yoshimo :

Depuis que les cerisiers des sommets

Ont laissé choir leurs pétales

J'ai fini par comprendre

Que les fleurs sont éphémères 5

C’est dévoiler sans montrer du doigt. C’est renoncer à la métaphore inutile, comme l’écrit un maître moderne du tanka, Nakamura Kusatao :

 

La métaphore s’est évanouie en même temps que la foi, soleil sur la plaine nue. "

 

Sa différence avec le haïku, au-delà du fait qu’il lui est antérieur, pourrait s’exprimer ainsi : " Pour le haïku, c’est ah ! Pour le tanka, c’est ahhhh " 6 Le tanka est une juxtaposition du sensoriel et du sentiment, alors qu’"Un haïku c'est simplement ce qui se passe en cet endroit-ci, à ce moment ici. " 7

Au-delà de ces différents aspects, il faut noter que le retour du tanka dans la francophonie se fait à l’occasion du japonisme qui intéresse le lyrisme français qui correspond au poème chanté, à sa musicalité. Paul Claudel parlera du poème de " l’exclamation " après ses voyages en tant que diplomate au Japon. Le tanka apparaît donc en France à la fin du XIXème siècle, notamment grâce aux frères Goncourt et aboutira à la création des études japonaises à Paris. Cet attrait ira également influencer l’Art nouveau comme chez Camille Claudel quand elle adoptera un nouveau style issu de ce japonisme (les Causeuses, 1897, et la Vague, 1900). Les premières anthologies japonaises apparaissent alors : celle de Rosny consacrée au Manyôshû et au Hyakunin isshu. 8 Puis la parution des Poèmes de la libellule par Judith Gautier  9 et la traduction par Henry D. Davray de la Littérature japonaise d’Aston, viennent progressivement renforcer cet intérêt nouveau pour la poésie japonaise. Certains poètes français seront aussi attirés par le fait que le tanka est utilisé dans des jeux d’échanges littéraires où le sacré et le profane se mélangent sous la forme de renga s’apparentant à leur Cadavre exquis, jeu littéraire surréaliste consistant à faire composer une phrase par plusieurs personnes qui ne savent pas ce que les autres ont écrit. A titre d’exemple, dans un roman de Natsume Sôseki, Le pauvre cœur des hommes, le jeu japonais consistait à étaler cent cartes comprenant la seconde partie du tanka. Le poème entier est lu par un joueur qui possède la totalité des tankas. Dès qu’il lit les premières syllabes, les bons joueurs sont capables de saisir rapidement la carte comprenant la seconde partie. Celui qui a rassemblé le plus de cartes a gagné. Une des caractéristiques de ces échanges en forme de poésie en chaîne est d’utiliser le procédé de la répétition et de la reprise de mots à partir d’un motif initiateur. Sumie Terada expliquera qu’il s’agit de constituer un espace sacré qui résulte d’une vision interactive ouverte au monde phénoménal. Et que " L’opération essentielle consiste à affirmer l’existence de faits réels (y compris les phénomènes surnaturels) et ne vise pas à les comprendre en leur donnant une interprétation cohérente. Il s’agit là de la manifestation d’un principe fondamental de la poésie japonaise qui n’a pour ainsi dire pas changé depuis l’antiquité… La fonction en est de capter, d’amplifier et de transmettre le dynamisme non localisable des forces contenues dans la nature. "

En 1908, à Paris, est publié à 300 exemplaires un petit ouvrage d’Albert de Neuville, des épigrammes à la japonaise avec 163 haïkaï et tanka. Il faudra quand même attendre 1921 et Jean-Richard Bloch pour connaître le tanka français au sein des Cahiers idéalistes. Ensuite, c’est André Suarès qui publie quelques tanka dans le numéro 49 de la revue " France-Japon " en 1940. Mais ce n’est qu’à partir de 1948 que naît une École internationale du tanka, sous la présidence d’honneur de Claude Farrère. Et en 1952 sortira la Revue du tanka international en langue française et elle se poursuivra jusque dans les années 1960. Ce retour du tanka correspond à l’idée que " Le poète est celui qui impose un nouveau rythme, une nouvelle façon de dire ou de provoquer le réel. Mais ce travail de revitalisation peut aussi bien prendre appui sur un usage inédit de la tradition, des " textes - sources " et des modèles formels qui en sont hérités. C'est le cas notamment dans l'œuvre de Jacques Roubaud qui s'inspire des œuvres des troubadours ou des formes fixes de la poésie japonaise, comme le tanka. La contrainte est alors délibérément choisie, selon le modèle oulipien, comme principe d'invention et de libération. " écrira Jean-Michel Maulpoix.

Depuis 2007, c'est la Revue du tanka francophone qui a enfin pris la relève. Voici le lien vers cette revue et cette maison d'édition.
 

© Patrick Simon, 2013

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1 - Extrait des Cinq leçons données au Collège de France – 1994 – 1995, par Ôoka Makoto, paru aux éditions Maisonneuve et Larose, Paris, 1995.

2 - " Littérature japonaise contemporaine ", sous la direction de Patrick De Vos, Éditions Philippe Picquier, 1989.

3 - " Études choisies de Charles Haguenauer, volume II Japon – Étude de religion, d’histoire et de littérature. Réflexion sur la poésie du genre tanka de l’époque de Heian ", Éditions E. J. Brill, Leiden, 1977.

4 Dans " Poésie et poétique du Japon ancien ; cinq leçons données au Collège de France 1994 – 1995 par Ôoka Makoto ", Éditions Maisonneuve et Larose, Paris, 1995.

5 - Tiré d’un traité du XIIIème siècle, repris dans " Figures poétiques japonaises : la genèse de la poésie en chaîne ", de Sumie Terada, Paris 2004, Collège de France, Institut des hautes études japonaises, Paris, 2004.

6 Selon Maxianne Berger.

7 - Bashô.

8 - Anthologie japonaise poésies anciennes et modernes des Insulaires du Nippon, Éditions Maisonneuve, Paris, 1871.

9 - Éditions Gillot, Paris, 1884.

 

 

Poésie haïku et tanka publiée dans la francophonie

(mise à jour Novembre 2012)