|
Liste des œuvres de Vermeer : 1655 Le Christ dans la maison de Marthe et Marie 1655 Sainte Praxède 1656 L'entremetteuse 1658 L'officier et la jeune fille riant 1660 Le verre de vin 1660 La leçon de musique interrompue 1660 La laitière 1661 Vue de Delft 1661 La ruelle 1662 La jeune fille au verre de vin 1662 La femme au luth 1662 La jeune femme à l'aiguière 1663 La femme en bleu lisant une lettre 1663 La dame au collier de perles 1663 La femme portant une balance 1663 L'art de la peinture 1664 Le concert 1664 La leçon de musique 1665 La jeune fille au turban ou jeune fille à la perle 1665 La jeune fille à la flûte 1666 La maîtresse et la servante 1666 Une femme écrivant une lettre 1667 La lettre d'amour 1668 L'astronome 1668 La fille au chapeau rouge 1669 Le géographe 1670 La dentellière 1670 Une dame debout au virginal 1671 Une dame écrivant une lettre et sa servante 1671 Une femme jouant de la guitare 1672 Portrait d'une jeune femme 1674 Une dame assise au virginal
|
Biographie de Jan Vermeer : Le 31 octobre 1632, baptême, dans la Nouvelle Église
de Delft, de Johannes, fils de Reynier et de Digna Vermeer. En 1641,
Reynier Jansz achète la maison "Mechelen" avec auberge
attenante sur la place du Grote Markt à Delft. Son père, tisserand, hôtelier,
est inscrit à la guilde de Saint-Luc comme Mr. Constvercoper (maître
marchand d'objets d'art). Ses premiers tableaux, J. Vermeer les verra chez
son père. Le 16 décembre 1675, Johannes Vermeer, peintre de son état, âgé de
quarante-trois ans, est enseveli dans la Vieille Église de Delft. Seuls,
ces trois documents demeurent : sa naissance, son mariage, sa mort.
Quelques histoires de familles, d'héritages, de dettes, et c'est tout.
Les maîtres, les modèles, les compagnons de cet homme, nous sont
inconnus. Nous n'avons pas une ligne écrite de sa main, pas un
autoportrait. Vermeer échappe à l'histoire de l'art, devenant un fantôme
que nous ne pouvons qu'entrapercevoir et deviner au travers de l'oeuvre
qu'il nous a léguée. Notamment ce magnifique tableau de L'art de la
peinture, considéré par certains comme l'une des plus belles oeuvres au
monde. Bibliographie : "La jeune fille à la perle" de Tracy Chevallier, Editions Folio « Vermeer », Pascal Bonafoux, Profils de l'Art, Editions du CHENE, 1992 « Johannes Vermeer », sous la direction d'Arthur K. Wheelock Jr., Flammarion , 1995 « L'ABCdaire de Vermeer », Flammarion, 1996 « La vie quotidienne en Hollande au temps de Rembrandt », Paul Zumthor, Hachette, 1960 "Les voix du silence", André Malraux, NRF, 1951
|
Jan VERMEER ,
dit VERMEER DE DELFT est un peintre hollandais du XVIIe siècle
(Delft, 1632 - Delft, 1675). Il acquiert de son vivant une notoriété
certaine, sans pour autant faire figure de maître, et tomba assez
rapidement dans l'oubli. C'est le Français Etienne Thoré qui le redécouvrit
en 1866; sous le nom de William Büger, il publia en effet une étude
passionnée qui allait susciter l'intérêt des historiens d'art et valoir
à Vermeer une étonnante gloire posthume. Admirée par plusieurs peintres
impressionnistes, son oeuvre - particulièrement la Vue de Delft -
allait ensuite inspirer Proust et Claudel. Le retentissant scandale provoqué par le faussaire Van Meegeren dont le procès eut lieu en 1947 contribua à rendre populaires le nom et l'oeuvre de Vermeer. Les spécialistes semblent s'accorder à lui attribuer trente-six oeuvres, mais sa vie est cependant mal connue : fils d'un tisserand, il fut baptisé à Deft en 1632; apprenti chez Leonaert Bramer, il aurait ensuite travaillé chez C. Fabritius dont il subit notablement l'influence. En 1653, il se maria et, probablement, se convertit au catholicisme; la même année, il fut reçu maître à la guilde d'Anvers, puis en devint vice-président à deux reprises (1662 et 1669). Il fut probablement aussi marchand de tableaux et de gravures, et après 1672 il éprouva de graves difficultés financières. Il travaillait sans doute avec lenteur, ce qui explique en partie le nombre restreint de ses oeuvres. Les premiers tableaux qu'on lui attribue semblent indiquer qu'il se consacra d'abord à la peinture d'<<histoire>>. Il peignit en effet Diane et ses compagnes (v.1654 - 1656); Le Christ dans la maison de Marthe et Marie (v.1654-1656) et Sainte Praxède (v.1655), oeuvres dénotant l'intérêt porté à la peinture italienne, notamment vénitienne, ainsi qu'une certaine parenté avec les sujets d'histoire de Metsu; dans ces compositions amples, la fluidité de la matière et le traitement des volumes par larges pans produisent un effet de mobilité. Les sujets qu'il aborda ensuite s'inscrivent dans la tradition de la peinture de genre hollandaise; en effet, son répertoire thématique diffère peu de ceux de peintres tels que Pieter de Hooch, F. Van Mieris, G. Metsu et parfois Maes, et cependant le registre expressif adopté, et la perfection des moyens mis en oeuvre font apparaître sa profonde originalité. Dans les seules vues d'extérieur que l'on connaisse de lui, la Vue de Delft (v.1661), qui avait déjà provoqué l'admiration de ses contemporains, et La ruelle (v.1661), le rendu de l'espace, de la lumière et de la couleur atteint un rare degré de précision d'ordre naturaliste (on suppose qu'il se servait d'une chambre noire, pour mettre en place ses compositions ) en même temps qu'il les investit d'une dimension poétique. Il eu cependant tendance à se limiter à des scènes se déroulant dans un univers clos : intérieurs où la source de lumière est souvent une fenêtre située à gauche. L'une de ses première scène de genre, L'entremetteuse (1656), relève par le thème et la composition (demi-figures), des caravagistes d'Utrecht: l'espace est peu approfondi, et de riches harmonies chromatiques mettent en valeur les jeux variés de la lumière sur les étoffes, objets et matières diverses. Avec Une jeune femme assoupie (v.1657) se précise son orientation; il allait en effet presque exclusivement mettre en scène des jeunes femmes dans un intérieur bourgeois, deux thèmes revenant avec insistance : celui de la femme occupée à lire ou à écrire une lettre (La liseuse à la fenêtre, v.1659; La femme en bleu lisant une lettre, v.1662-1665; Une femme écrivant une lettre, v.1666; Une dame écrivant une lettre et sa servante, v.1671; La maîtresse et la servante, v.1666-1667), et celui de la femme parfois en compagnie galante (L'officier et la jeune fille riant, v.1658; Le verre de vin, v.1660-1661; La jeune fille au verre de vin, v.1662), occupée à faire de la musique (La femme au luth, v.1662; Le concert, v.1664; La leçon de musique, v.1664; Une femme jouant de la guitare, v.1671-1672; Une dame assise au virginal, v.1674-1675; Une dame debout au virginal, v.1670; La leçon de musique interrompue, v.1660-1661), les thèmes de la musique et de la lettre étant parfois réunis comme dans La lettre d'amour (v.1667). Il présenta rarement une femme occupée à une tâche quotidienne précise, excepté dans La laitière (v.1660-1661) et dans La dentellière (v.1670-1671), oeuvres où il parvient à exprimer une extrême concentration; mais le plus souvent les scènes sont assez imprécises et évoquent un climat d'oisiveté rêveuse (La jeune femme à l'aiguière, v.1662; La dame au collier de perles, v.1662-1665; La femme portant une balance, v.1662-1665). L'extrême économie du geste, la retenue de l'expression concourent à créer une atmosphère souvent nostalgique et mystérieuse, chargée de sous-entendus, les allusions à l'amour étant les plus fréquentes comme en témoigne la présence d'objets et de tableaux qui, en multipliant les significations connexes, amplifient le thème, le chargeant d'une dimension symbolique parfois morale : instruments de musique symboles de l'amour profane, représentation d'un Jugement dernier, d'un Cupidon, etc. Vermeer peignit d'ailleurs quelques sujets allégoriques, notamment deux tableaux où figure exceptionnellement un unique personnage masculin et qui procèdent en partie de la scène de genre (L'astronome, v.1668 et Le géographe, v.1669, qui symboliseraient l'un la terre et l'autre le ciel), L'art de la peinture(v.1662-1665) et L'allégorie de la Foi (v.1672-1674). Ses compositions se fondent sur un sens très médité de l'organisation spatiale, les rapports entre les personnages, les objets et l'espace environnant étant analysés avec acuité. Il évita l'accumulation pittoresque d'objets et accorda à chaque motif une fonction structurelle dans l'ensemble de la composition, sans pour autant s'abstenir d'effets décoratifs (tapis de table ou rideaux aux riches brocarts) ni de la description minutieuse. Ses compositions sont établies suivant des rapports géométriques stricts où dominent les angles droits, les contrastes d'horizontales et de verticales étant diversifiés par quelques diagonales (lignes des carrelages, des fenêtres, des portes, des tableaux sur les murs, angles des tables et des chaises), et le traitement de l'éclairage contribuant à l'harmonie d'ensemble aussi bien qu'à une très grande variété d'effets de lumière. Contrairement à Rembrandt, Vermeer modula l'éclairage en pleine clarté, d'où la luminosité, la limpidité de ses tableaux. Il analysa le caractère changeant de la lumière selon les matières sur lesquelles elle se reflète; il rendit ainsi sensibles les qualités tactiles des matériaux, leur texture (étoffes brillantes, lourds tissus, bois, cuivre, étain, cristal, porcelaine, nacre de la perle, etc.), maniant la couleur suivant diverses techniques: usant tour à tour et parfois simultanément d'une touche ferme, de petites coulées de matière qui créent un effet grumeleux (La laitière), d'une touche en pointillé qui rend finement la lumière (La dentellière), d'une touche fondue en multipliant les glacis et les transitions, ou d'aplats plus larges, cette modification de sa technique s'accordant à la stylisation croissante de ses oeuvres aux formes de plus en plus dépouillées, presque schématisées (Une femme jouant de la guitare). D'où un aspect moelleux, une consistance presque onctueuse ou lisse et nacrée de la matière. Il créa des accords précieux de tonalités froides, particulièrement de bleu et de jaune. Ce raffinement technique qui lui permis de nuancer l'atmosphère s'accorde à la subtilité avec laquelle il exprima les sentiments humains les plus ténus, comme en témoignent ses portraits féminins (La jeune fille au turban, dite aussi Jeune fille à la perle, v.1665-1666; Portrait d'une jeune fille, v.1672-1674; La jeune femme à la flûte; La fille au chapeau rouge, v.1668). Si la plupart de ses oeuvres dénotent peu d'invention quant aux sujets (il se contenta le plus souvent d'exécuter une variation sur un même thème), il procéda par épuration formelle, approfondissement psychologique, parvenant à donner un poids au geste le plus calme, à l'objet le plus banal, et une intensité expressive à un visage aux yeux clos. C'est pour cette conjonction de rigueur formelle et de résonance poétique qu'il est maintenant considéré comme l'un des plus grands peintres du XVIIe siècle. |
Extrait
du livre d'André Malraux "Les voix du silence"
"Lorsque Rembrandt meurt abandonné, les petits maîtres sont en place. Pour les siècles, dans les musées, son ombre obsédante criera ce qui leur manque. Ils apportent le réel ?Le paysage mis à part, c'est grandir un peu la taverne, le dialogue galant, l'anecdote et la salle à manger. On est surpris par le petit nombre de leurs sujets et par leur répétition, inévitable d'ailleurs tout style imposant ses sujets en même temps que sa manière. Ce qu'ils découvrent , c'est le monde vide, attendri par la fiction sentimentale, comme l'est volontiers celui des arts d'ameublement. Mais ces artistes étaient capables de peintre de bons tableaux; leur absence de tradition romanesque les délivrait de toute imposture. Et l'un d'eux allait révéler comment un peintre de génie peut rivaliser avec Rembrandt et sembler se limiter à l'univers de Pieter de Hooch, en découvrant ce qu'avait puissamment pressenti Hals, plus confusément Ter Borch, ce qui n'avait pas suffi à vaincre l'obsession de Rembrandt : que la peinture d'un monde sans valeur fondamentale peut être sauvée par un solitaire qui lui donne pour valeur fondamentale la peinture elle-même. Vermeer est un intimiste hollandais pour un sociologue, non pour un peintre. A trente ans, l'anecdote l'ennuie; et l'anecdote, dans la peinture hollandaise, n'est pas un accident. Le sentimentalisme sincère de ses « rivaux » lui est étranger ; il ne connaît d'atmosphère que de poésie, et due surtout au raffinement de son art ; sa technique est aussi différente de celle de Pieter de Hooch, avec qui on le confondait naguère. (.) L'équivoque est née de ce qu'il accepta les sujets de leur école. (.) non sans conserver ses distances : ses anecdotes ne sont pas des anecdotes, ses atmosphères ne sont pas des atmosphères,
son sentiment n'est pas sentimental, ses scènes sont à peine des scènes,
vingt de ses tableaux (dont nous ne connaissons pas quarante) n'ont qu'un
seul personnage, et pourtant, ne sont pas tout à fait des portraits. Il
semble toujours désinvidualiser ses modèles, comme départiculariser
l'univers : pour obtenir, non des types, mais une abstraction
sensible (.) Pourtant, l'art moderne ne commence pas encore. Car la transformation du monde en peinture, loin d'être proclamée, a chez Vermeer comme chez le Velasquez des Menines, le caractère d'un secret. Le réel n'est pas subordonné à la peinture qui, elle, semble subordonnée au réel - et semble encore chercher une qualité qui ne soit pas esclave de l'apparence mais ne s'oppose pas à elle, - qui l'équilibre. En 1670, Hals et Rembrandt sont morts, et une ère avec eux. Vermeer vivant, et qui leur succède comme l'art moderne au romantisme, en ouvre une autre. On s'en apercevra deux cents ans plus tard." |
Une étude de l'œuvre
Delft, petite ville à mi-chemin entre Rotterdam et La Haye, respire toujours l'atmosphère du passé. Sans doute, le temps s'est écoulé, et les siècles ont parfois cruellement obéi à ses exigences. C'est que Delft n'est rien moins qu'une ville morte; même dans le vieux centre, tout est plein de vie. Aussi, beaucoup de belles choses ont-elles été détruites, plus qu'il n'aurait été strictement nécessaire. Et pourtant, maint endroit baigne encore dans le passé de cette ville, ce passé mouvementé, si riche en faits historiques. N'est-ce pas Delft qui retint toutes les curiosités, lors de la première phase de la longue lutte d'indépendance contre la tyrannie espagnole? C'est aiors que Guillaume d'Orange y vécut quelques années, et c'est là qu'en 1584, il donna sa vie pour son idéal. si, plus tard, au "siècle d'or", le rôle politique de Delft était terminé, cela ne veut pas dire que la ville fût alors oubliée ou désertée. Toutes sortes d'industries s'y étaient établies, et la faïence de Delft, fabriquée au XVIIe et au XVIIIe siècles dans un grand nombre d'ateliers, est devenue célèbre dans le monde entier. A côté des artisans industrieux, il y avait une classe de bourgeois tranquilles, un petit nombre de familles qui dirigeaient la ville. Elles appartenaient à cette catégorie d'hommes et de femmes dignes et puritains, avec leurs habits noirs et leurs cols blancs, dont les portraits sont actuellement dispersés dans tant de musées et de collections d'Europe et d'Amérique. Si le XVIIe siècle a connu la bonne ville de Delft pleine de vie, pour nous le souvenir de ce passé baigne dans un calme silencieux. Car, enfin, le rythme de la vie était aiors beaucoup plus lent. C'est ainsi que, dans les vieilles villes de Hollande, l'atmosphère de ce passé n'est jamais aussi palpable que dans les moments où l'animation des rues a cessé et où le silence est redescendu entre les vieilles façades des rues étroites et des canaux dont l'eau immobile reflète les arbres, les maisons et les ponts à arcades. Pour retrouver, malgré toutes les transformations des siècles postérieurs, l'atmosphère du vieux Delft, il faut, au point du jour ou vers la tombée de la nuit, aller se promener au long des rues désertes, passer devant les vieilles églises gothiques dont les tours ont attiré les regards de dizaines de générations; il faut, appuyé à la balustrade d'un pont, regarder les reflets des arbres et des maisons: aiors, le vieux temps semble remonter, et l'on retrouve quelque chose de cette atmosphère toute particulière qu'a si bien rendue l’œuvre des artistes qui ont travaillé dans cette ville. En un certain sens, on pourrait dire que chaque ville a prêté à ses peintres - et combien d'artistes la Hollande du XVIIe siècle n'a-t-elle pas compté! un caractère spécial. Abstraction faite de tous les contrastes individuels qui existent entre les artistes, l'Ecole de Delft, et en particulier celle de la seconde moitié du XVIIe siècle, se distingue par un calme harmonieux. On a quelquefois tenté d'expliquer le caractère particulier des peintres de Delft par la régularité quasi "classique" du plan de la ville. La discussion de cette hypothèse nous mènerait trop loin, mais il est certain qu'on ne trouverait pas une autre ville hollandaise construite selon ce système précis de rues et de canaux réguliers et droits, se croisant sous des angles également droits, et groupés autour d'une vaste place carrée. D'ailleurs, ces canaux ne sont jamais aussi rectilignes que s'ils avaient été tracés avec une règle; ils ont toujours de légères courbes qui, chaque fois, modifient le caractère de l'éclairage, de sorte que l'ensemble ne donne jamais une impression trop dure ni trop mathématique. Comme nous venons de le dire, la qualité propre aux peintres de Delft est le calme et l'harmonie dans leur composition et dans leur atmosphère, une préférence pour la clarté sereine et pour une tonalité où prévalent les tons clairs et blancs. Il est curieux de constater, non seulement combien abondante a été la production d'excellentes œuvres d'art au XVIIe siècle hollandais, mais aussi combien les contemporains - et dans toutes les classes de la société - s'y sont intéressés. Même les petites gens avaient des tableaux à leurs murs. Il va de soi que les exigences n'étaient pas les mêmes dans toutes les catégories de la population. Les gens plus cultivés, les notables de la ville (et parmi eux, il faut compter les régents de Delft), se sentaient fortement attirés par des sujets qui traitaient, par exemple, des motifs de l'Antiquité, et par des paysages d'Italie peuplés parfois de figures arcadiennes ou mythologiques. On retrouvait cette même préférence à la cour des Princes d'Orange. A côté de ces œuvres-là, il y avait les peintures représentant des vues du pays natal et des types de tous les jours. Ces dernières étaient surtout recherchées par ceux qui ne se sentaient pas à leur aise devant des motifs qu'ils ne connaissaient pas. Evidemment, ce dernier genre pénétrait aussi quelquefois dans les maisons de l'aristocratie; cependant - et surtout vers la fin du siècle - celle-ci préférait la représentation du monde élégant des salons à celle des gens du peuple dans leur humble intérieur. Quand on lit les louanges adressés aux peintres du XVIIe siècle, on a l'impression que les contemporains ont surtout apprécié la représentation exacte de la nature. Quant aux qualités picturales, celles qui marquent l’œuvre d'un artiste, il n'en est pas question dans la littérature de ce temps. Et pourtant, aucun des maîtres du XVIIe siècle n'a voulu s'en tenir à la représentation d'une "tranche de vie". En arrangeant les objets à leur gré, ils ont toujours fait quelque chose d'un ordre différent; toujours, dans le plan du tableau, c'est la raison qui dicte la composition des éléments et c'est l'intuition qui les dispose; toujours les accents sont déterminés par le rehaussement ou l'affaiblissement d'une couleur; toujours, on a visé à l'équilibre. C'est ainsi qu'on voit sortir des mains d'une multitude d'artistes des œuvres d'art simples et sans prétention, mais dont apparemment les qualités essentielles n’échappaient pas à nombre d'acheteurs, parfois même sans qu'ils s'en rendent compte. Ce n'est certainement pas pour des raisons de placement qu'ils les achetaient, ni pour des motifs mercantiles. Presque tous les peintres hollandais du XVIe siècle avaient leur spécialité et l'on doit admirer la haute qualité, la fraîcheur, que la plupart d'entre eux ont su maintenir jusqu'au bout dans leur œuvre. Il est rare qu'ils aient fini par verser dans la routine. quelquefois, il arrivait que, pour vivre, un peintre s'écartât de ses thèmes habituels. A plusieurs reprises, nous voyons apparaître des portraits chez des peintres dont la spécialité est tout autre. Mais ils retournaient bientôt à leurs thèmes favoris, même si ceux-ci leur valaient des gains plus modestes. C'est que les prix variaient assez considérablement selon les sujets. Les paysages de Hollande et les peintures d'animaux rapportaient moins que les marines et les vues d'Italie. Suivaient les tableaux d'intérieurs, et les mieux payés étaient les tableaux d'histoire. Pourtant, un peintre de paysages hollandais continuait tranquillement à composer chez lui les motifs qu'il venait d'esquisser dehors, d'après nature, s'en remettant à une mémoire infaillible, imprégnée d'impressions attentivement observées. Il agissait ainsi tout simplement parce qu'il se sentait poussé vers ce sujet-là entre tous, sans se soucier du prix à en attendre. En même temps, et malgré soi, on suivait - chacun dans son genre - les modifications de style, variables au cours des années. En effet, pendant les trente ou quarante premières années du XVIIe siècle, on remarque une évolution curieuse dans l'école hollandaise, évolution qu'on pourrait appeler celle de l’œil. Au début du siècle, l'intérêt se porta avant tout sur les pièces bien remplies, tant pour les objets que pour la couleur. Le spectateur pouvait, pour ainsi dire, explorer les tableaux; son attention était toujours attirée, captivée par des motifs nouveaux. D'ailleurs, si l'on considère l'aspect des gens de cette époque, on dirait que chaque costume était composé d'éléments multicolores. Peu à peu, nous voyons apparaître le besoin d'une concentration plus grande de tous ces motifs pour former un ensemble homogène. Une certaine tonalité lie ensemble toutes ces couleurs différentes; le motif lui-même ne veut plus retenir l'attention du spectateur par la diversité et la variation, mais bien plutôt s'efforce de faire valoir quelques objets. Le jeu des lueurs et des ombres, la matière, la beauté qui transfigure l’objet le plus humble, tout cela commence à préoccuper de plus en plus les artistes. Là encore, cette vision picturale s'apparente à la mode de l'époque. D'abord, à partir de 1630, la diversité des couleurs est remplacée par un seul ton pour tout le costume; ensuite, la magnificence qu'au début du siècle, l'on recherchait dans les broderies somptueuses, dans les pierreries éclatantes et colorées, se retrouve vers le milieu du siècle et même un peu après, dans le lustre du satin uni aux riches couleurs. L’œil s'est appris à jouir du jeu varié de la lumière, des reflets brillants. A quelques nuances près, cette évolution se remarque dans les différents genres que pratiquait la peinture hollandaise du XVIIe siècle. C'est le cas des tableaux aux motifs italianisants comme de ceux qui retraçaient des sujets plus familiers. Et même, vers 1630, on constate chez la plupart des peintres une tendance à une certaine monochromie que d'ailleurs ils abandonnèrent plus tard, sans nuire pourtant à la concentration. De même que l'homme du début du XVIIe siècle aimait la diversité de couleurs et de détails, les peintres de la même époque recherchaient le mouvement. Il en fut ainsi pendant quelques dizaines d'années. Les figures sont en action, elles gesticulent, parlent, plaisantent; les paysans furieux se prennent aux cheveux; les soldats vident de grands verres sans se priver des jeux de mains avec la fille qui les sert. Faut-il s'étonner que la vie militaire soit si souvent représentée? La guerre d'indépendance ne devait se terminer qu'en 1648 et, bien qu'elle empiétât peu sur le petit train de la vie quotidienne, chacun avait son opinion sur les récentes opérations militaires, soit grâce à des souvenirs personnels, soit par ce qu'on en racontait. Pourtant, dans la plupart des tableaux qui représentent la vie des soldats, on trouve surtout leurs joyeuses aventures, leurs plaisirs, leurs amusements. C'est vers le milieu du XVIIe siècle qu'on commence à constater un changement dans le choix des thèmes. Après le bruit et le mouvement, viennent le silence et le calme, et l'on constate une réduction du nombre des personnages. Il reste toujours un Jan Steen avec ses ripailles bruyantes, mais une figure comme la sienne devient presque une exception. Comme nous l'avons vu plus haut, il y avait des peintres dont on exigeait des sujets exceptionnels; il y en avait d'autres, innombrables, sensibles à la beauté des choses quotidiennes et qui tâchaient de la rendre dans leurs œuvres. Si parmi eux, il en est un qui ait su baigner de calme et de poésie les objects sans éclat, s'il est un seul peintre qui ait trouvé dans le motif le plus simple une source de la beauté la plus pure, ce fut Vermeer. A Delft, au coin d'une rue, une petite maison sans prétentions se cache dans l'ombre de la grande église gothique qu'on appelle la Nouvelle Eglise. Son entourage primitif a subi ça et là de fortes modifications: à l'autre coin de la ruelle se dresse actuellement une église néo-gothique datant du siècle dernier. La façade même des maisons a changé d'aspect, celle-ci se trouve couronnée à présent de deux courbes baroques. Les fenêtres ont été agrandies au XVIIIe siècle, époque à laquelle on a commencé à ressentir le manque de lumière et où presque toutes les maisons ont eu leurs croisées aux volets de bois changées en fenêtres à la nouvelle mode. L'intérieur a subi également toutes sortes de modifications. Autrefois, comme c'était le cas pour toutes les demeures, petites ou grandes, du XVIIe siècle, la porte principale donnait accès directement au vestibule. C'était une pièce meublée qui commandait les autres pièces et où la maîtresse de la maison aimait à se tenir devant la fenêtre, sur une petite estrade, pour éviter le froid qui montait des dalles de pierre ou de marbre. Depuis, une coutume que la fin du XVIIe siècle a mise à la mode et que le XVIIIe a consacrée, a remplace ce "vestibule" par un couloir et une antichambre de dimensions modestes donnant sur la rue. Mais la maisonnette n'en a pas été pour cela entièrement rebâtie. On y trouve encore une cheminée du type XVIIe siècle, et la disposition des pièces est généralement restée la même. C'est cette petite maison sans prétentions qui a été la dernière habitation de Vermeer. Sous cette même cheminée, il a chauffé ses doigts gourds, aux jours de grand froid; au premier étage se trouvait son atelier qui avait deux fenêtres au nord, donnant sur la rue. Et c'est là, dans cette modeste demeure, que, malgré le brouhaha de sa famille - il avait onze enfants - il a travaillé dans une sérénité complète à ses peintures minutieuses et pleines de poésie. Un jour de février 1676, un clerc indifférent faisait le tour de cette demeure de la Oude Langendijck pour en dresser l'inventaire. Deux mois et demi auparavant, le peintre y était mort prématurément à l'âge de quarante-trois ans, et il fallait régler son héritage. Les actes successoraux, bien que d'une objectivité tout officielle, n'en présentent pas moins quelque intérêt pour nous. On y fait l'énumération des différents tableaux et objets qui s'y trouvaient à ce moment-là. Pour un certain nombre de tableaux, on cite le sujet; d'autres y figurent sans description précise: il n'y en a que deux dont on donne le nom de l'auteur: (Fabritius et Hoogstraten). A notre connaissance, l'inventaire ne compte pas de tableaux de Vermeer lui-même. Il est probable que plusieurs objets avaient déjà quitté la maison depuis la mort de l'artiste. Du moins, il se trouva que, peu après, le marchand d'objets d'art Columbier, de Harlem, avait en dépôt pas moins de vingt-six tableaux de la main de Vermeer. Probablement aussi, de nombreux meubles avaient quitté la maison depuis longtemps. Quoi qu'il en soit, avec un peu d'imagination, nous voyons devant nous, en nous aidant de ces sèches annotations, ce qu'était l'habitation de Vermeer. Dans toutes les pièces, il y avait des tableaux. En haut, dans la pièce de devant, se trouvaient encore trois chevalets, ses trois palettes, des panneaux, de la toile, des recueils de gravures et quelques objets hors d'usage. En bas, le salon contenait entre autres choses une armure et un casque; ailleurs, on parle de sept aunes de cuir doré, au mur. Même en tenant compte du fait que plusieurs meubles avaient déjà disparu, nous remarquons l'absence de tout ce bric-à-brac pittoresque dont regorgaient les ateliers de tant de confrères. On dirait qu'à cet égard aussi, Vermeer a eu l'esprit bien ordonné. quelques-uns des tableaux cités dans l'inventaire, se retrouvent sur le fond des peintures de Vermeer lui-même. L'Allégorie de la Foi, du Metropolitan Museum à New-York, représente une crucifixion dans le style du peintre flamand Jacob Jordaens. Sans aucun doute, cette peinture montre une affinité avec un grand tableau représentant le Christ à la Croix, que l'inventaire situe dans la pièce où se trouve le cuir doré, qui d'ailleurs, sur le tableau de Vermeer, figure à côté de cette crucifixion. D'autres toiles qu'on retrouve plus d'une fois dans les intérieurs de Vermeer, font défaut sur l'inventaire. Pourtant, il est plus que probable que l'artiste était en possession de ces œuvres, par exemple de L'Entremetteuse de Baburen. Ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que ce tableau existe toujours et se trouve, actuellement, au Musée National d'Amsterdam. Un autre exemple est un Petit Amour, attribué à César van Everdingen (M. Vitale Bloch dans Oud Holland 1936). Si, dans des peintures d'intérieurs, Vermeer représente à plusieurs reprises un même tableau, celui-ci n'en montre pas moins très fréquemment des variations. Aux pieds du Petit Amour, dont on ne distingue qu'un fragment sur la toile appelée La Dormeuse, on voit un masque qui ne figure nulle part ailleurs. Une peinture représentant Moïse sauvé des eaux figure en très grand sur une toile nommée Dame écrivant une lettre et, en beaucoup plus petit chez L'Astronome. Preuve de la liberté avec laquelle il use des motifs empruntés à la réalité. De sèches annotations comme l'inventaire que nous venons de citer, sont d'ailleurs les seules sources qui puissent nous aider à reconstituer quelques épisodes de la vie de Vermeer. Et, même, ces annotations-là sont très rares et peu intéressantes. Ainsi aurons-nous tôt fait de raconter les quelques événements extérieurs de la vie de Vermeer qui nous sont parvenus. C'est à Delft qu'il est né et qu'il a été baptisé en octobre 1632, et il n'avait pas encore vingt-et-un ans lors de son mariage le 5 avril 1653 - avec Catharina Bolenes (ou Bolnes: à cette époque-là, on connaissait différentes orthographes pour les noms propres). Malheureusement, la maison qu'il habitait alors sur la grande place de Delft, a été détruite peu après I 88o, pour élargir le passage qui donnait accès à la place: le XIXe siècle a été impitoyable quand il s'agissait de déblayer les vieux bâtiments. Sur un petit canal tranquille, derrière la maison où Vermeer fonda son jeune ménage, on trouvait l'hôtel de la corporation de Saint-Luc (corporation des peintres de Delft), détruit également, hélas! C'est là que, huit mois après son mariage, le jeune artiste se fit inscrire. Cependant, il mit deux ans et demi à payer sa cotisation de maître qui se montait à six florins. Apparemment, les affaires ne marchaient pas très bien en ce temps-là; et peut-être aussi la fondation d'un ménage l'a-t-elle obligé à être économe. Deux fois, à l'âge de trente ans et plus tard, en 1670-71, il a exercé une fonction dirigeante dans la corporation. Les autres données biographiques se rapportent presque exclusivement à des questions d'argent. Evidemment, sa situation pécuniaire était instable: tantôt, il pouvait se porter garant pour un autre, tantôt il devait lui-même emprunter de l'argent. Une déclaration de sa veuve nous apprend que, pendant un certain temps, il eut une galerie d'art, qui, pendant la guerre avec la France, en 1672, les affaires s'étant ressenties de la misère générale, ne lui avait valu que dettes et soucis. C'est peut-être la raison pour laquelle, peu avant sa mort, Vermeer fut obligé d'emprunter une somme de mille florins, somme énorme à cette époque-là. Il est à croire, en effet, qu'il faut imputer ces changements de fortune aux circonstances. Son œuvre révèle un homme bien équilibré, et, sans être graphologue, on peut, dans l'écriture sobre et forte dont Vermeer signe les documents, reconnaître immédiatement sa pondération. La signature reproduite ci-contre, date de 1657. Au-dessous, on trouve, celle de sa femme qui, suivant la mode du temps, signait toujours de son nom de jeune fille. Aussi ferme et décidée que celle de son mari, son écriture à elle est certainement plus gracieuse. Plus tard, la signature de Vermeer prendra plus d'élégance; on dirait qu'alors elle manifeste plus d'assurance et un plus grand souci de pompe. Mais, comparée aux courbes des autres contemporains, elle reste infiniment plus sobre et témoigne d'un caractère stable. Vers la fin de sa vie, en mars 1675, la belle-mère de Vermeer, très minutieuse en affaires d'argent, le charge d’aller toucher à Gouda un héritage assez compliqué, en lui donnant "plein pouvoir", comme dit l'acte. Ici encore, il nous est permis de voir une preuve de sa probité et de sa prudence. Neuf mois après ce voyage à Gouda, il mourut. On ignore tout des circonstances de cette mort qui peut-être est survenue brusquement. La période qui suivit fut pleine de soucis pour sa veuve. Depuis longtemps, elle n'avait pas été à même de payer le pain nécessaire à sa famille nombreuse et elle dut désintéresser le boulanger en lui donnant deux tableaux valant 617 florins. Mais Catharina Bolnes espérait pouvoir les racheter plus tard. Avec sa mère, elle fit une transaction du même genre, faisant ainsi changer de propriétaire L'Atelier, appelé dans le contrat L'Art de peindre. (Vienne, propriété de l'Etat autrichien). De la transaction avec le boulanger, on peut constater combien la veuve de Vermeer aimait l’œuvre de son mari. Il semble que, plus tard, sa situation matérielle se soit améliorée. Quelle qu'ait été pour lui l'inconstance de la fortune, il apparaît que Vermeer, en tant qu'artiste, a été très bien vu de ses contemporains. A côté des pièces officielles, qui sèchement indiquent quelques circonstances extérieures - en nous laissant le soin d'en tirer nos conclusions - nous possédons encore les témoignages - peu importants d'ailleurs - de quelques personnes qui l'ont connu. Le premier date de 1654, année désastreuse pour Delft. Un jour d'octobre, une forte déflagration de la poudrière située au centre de la ville, en démolit toute la partie nord-est. Carel Fabritius, alors le plus grand peintre de Delft, y laissa la vie dans son atelier, en plein travail. A cette occasion, l'imprimeur Arnold Bon composa un poème plein de métaphores emphatiques, selon les exigences du temps. Il y dit à la fin que Fabritius a été consumé par le feu comme l'oiseau Phénix de la légende antique, et est ressuscité en la personne de Vermeer. Certes, pour un jeune homme de vingt-deux ans, cela promettait! Neuf ans plus tard, au mois d'août 1663, un voyageur français nommé Balthasar de Monconys, visita la Hollande et nota ses impressions dans un Journal de Voyage. Parti de la Haye, il consacra une journée à Delft, où il alla visiter Vermeer. Ceci prouve très clairement que la célébrité de ce dernier était devenue considérable. Mais la visite à l'atelier du peintre aboutit à une grande déception pour Monconys, Vermeer n'ayant, à ce moment-là, rien à lui montrer. Cependant, un boulanger de Delft possédait un tableau de la main du peintre. On le montra à Monconys, qui ne comprenait pas que le propriétaire eût payé la somme excessive de 600 livres pour une œuvre qui ne représentait qu'une seule figure... On se demande si c'était le même boulanger qui, après la mort de Vermeer, reçut quelques-uns de ses tableaux en paiement. quelques années après, en 1667, Dirk van Bleyswijck, dans une description de la ville de Delft, témoigne de la célébrité de notre peintre. Ces rares données sont tout ce qu'on possède comme faits certains. En vérité, elles nous apprennent bien peu de choses. On peut conclure des paroles de Monconys que la façon de travailler de Vermeer a été particulièrement lente et minutieuse, puisqu'au moment de sa visite, il n'avait rien à lui montrer. A moins que, vu le manque de compréhension dont témoignait Monconys pour son œuvre, Vermeer eût voulu l'éconduire par cette réponse. Il est étrange que les siècles suivants aient complètement oublié notre peintre. Certains, il est vrai, ont admiré et loué quelques-unes de ses toiles, comme par exemple Sir Joshua Reynolds dans A Journey to Flanders and Holland, 1781, où il cite La Servante de Vermeer parmi les tableaux qui l'avaient le plus frappé en Hollande; mais en général, son œuvre était à peine connue. Il y avait eu tant de peintres de genre que, la plupart du temps, on ne distinguait guère œuvre de Vermeer de celle des autres. D'ailleurs - surtout au XIXe siècle - l'intérêt se portait avant tout sur des tableaux traitant un sujet narratif; une donnée toute simple, qui ne représentait aucun événement saillant, n'attirait guère l'attention du public. Les choses en étaient là, lorsque, en 1842, il arriva qu'un jeune Français, de passage en Hollande, se trouva devant la Vue de Delft de Vermeer. Ce fut pour lui une révélation. Par sa fraîcheur, éloignée de toute convention, par son caractère direct et sensible, cette peinture formait un contraste total avec toute la tradition contemporaine: peinture historique, mythologique, allégorique. Ce n'est pas sans raison qu'à cette époque de démocratie naissante, le jeune littérateur se sentit attiré vers tout ce qui s'opposait à la tradition. Et c'est ainsi qu'Etienne Joseph Théophile Thoré, qui écrivait sous le pseudonyme de William Bürger, s'est fait le premier grand champion de Vermeer. D'autres devaient bientôt le suivre, et il est remarquable qu'ici les Français aient été les premiers. Remarquable certes, mais non pas étonnant, car enfin il n'existe pas d'autre peuple aussi fortement incliné vers ce goût de la clarté sereine qui distingue l’œuvre de Vermeer. Ne voit-on pas apparaître cette même préférence dans l'art français de tous les siècles? N'est-il pas vrai que tout meuble, tout monument français, qu'il date du Moyen-Age ou du XVIIIe siècle, montre une réelle harmonie dans toutes ses proportions? Enfin, les historiens de l'art, Bredius et Hofstede de Groot, ont pu, par des recherches critiques, reconstruire peu à peu œuvre de Vermeer. Il va sans dire qu'un artiste d'un talent aussi exceptionnel que Vermeer a dépassé de loin l'enseignement qu'il doit avoir reçu dans sa jeunesse, de même que les premières influences subies. Cependant il est compréhensible qu'on se soit intéressé aux questions suivantes: qui a pu être le maître de Vermeer; où a-t-il fait son premier apprentissage; où a-t-il subi ses premières impressions? Pour trouver une réponse à ces questions, on a fait une comparaison entre le caractère des œuvres de Vermeer et quelques tableaux dont il se sert pour orner le fond de ses intérieurs. Quand on se rappelle que pendant quelque temps, Vermeer a eu une galerie d'art et que certains tableaux réapparaissent plusieurs fois dans ses propres peintures, rien n'empêche de supposer qu'il a acheté, pour sa galerie ou bien pour son propre plaisir, des œuvres qui lui étaient sympathiques. A côté de la grande Crucifixion de Jordaens citée plus haut, il y a d'autres tableaux également cités, tels que l'Amour dans le style de César van Everdingen et L'Entremetteuse de Baburen. Il est curieux de constater qu'à côté du Flamand Jordaens, Vermeer semble avoir eu une certaine préférence pour deux peintres hollandais dont les œuvres s'inspirent surtout de l'école italienne. Everdingen avait une façon de peindre typiquement classique: ses toiles étaient achevées et polies. Ses figures aux contours exacts, aux couleurs froides, peuvent avoir intéressé Vermeer, bien que dans le petit Amour, il ait profondément modifié ce modèle en accentuant la lumière et les tons. Dirck van Baburen était un peintre de l'école d'Utrecht qui était mort avant la naissance de Vermeer, peu après 1623. unrecht se trouvait assez isolé des grands centres de la Hollande et l'école de peinture dans cette ville gardait un caractère nettement personnel. On y suivait généralement les exemples de l'Italie. Nombre de peintres d'Utrecht entreprenaient le long voyage au pays méridional pour y faire leur apprentissage et pour y subir directement l'inspiration de leurs grands ancêtres artistiques comme de leurs contemporains. Les meilleurs d'entre eux étaient cependant assez indépendants pour ne pas imiter indéfiniment les exemples italiens tant admirés. A la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, il y avait à Unrecht un peintre nommé Hendrick Terbruggen, fortement influencé par le peintre quasi-révolutionnaire et très réaliste qu'était le Caravage. Chez cet Italien, le contraste marqué entre la lumière et les ombres est un des symptômes caractéristiques de son œuvre. Mais ce Terbruggen avait un sens inné et raffiné des couleurs; comme ses concitoyens, il convertissait les impressions subies du Caravage en un résultat tout personnel. Il savait placer ses figures en plein jour et créer une atmosphère particulière autour d'elles; il excellait à faire jouer la lumière sur les surfaces en lui donnant mille petites nuances. Il se dérobait ainsi à l'influence du Caravage. Ses parties ombragées devenaient transparentes, celles mises en plein jour prenaient un vif éclat. Or, Terbruggen était mort lui aussi avant la naissance de Vermeer (1629). Pourtant il existe tant d’analogies entre le coloris de ces deux peintres et la manière de ménager la lumière sur leurs tableaux, qu'il est permis de supposer que, pendant sa jeunesse, Vermeer a subi quelque influence de Terbruggen et d'autres maîtres d'Utrecht. Nous voyons d'ailleurs par L'Entremetteuse de Baburen que Vermeer n ignorait pas leurs œuvres. On serait tenté pour toutes ces raisons de supposer que Vermeer aurait fait une partie de son apprentissage à Unrecht. Ce qui vaut mieux qu'une hypothèse, c'est le fait que nous avons relevé au début de cet essai, à savoir qu'à Delft, et surtout depuis 1650, l'art avait acquis une sérénité apaisante qui était l'expression d'une joie intime. Nous connaissons le calme blanc des intérieurs d'églises peints par des maîtres de Delft tels que Gerard Houckgeest et Emmanuel de Witte (ce dernier a vécu dans cette ville de 1642 à 1652). Et quand, aux environs de 1650, Carel Fabritius vint s'établir à Delft, plein du souvenir des années passées à Amsterdam dans l'atelier de Rembrandt, l'atmosphère de la ville ne tarda pas à l'influencer lui aussi. De ce grand peintre, il ne nous reste que peu de toiles, assez cependant pour constater que, pendant les quelques années qui lui restaient, son style s'est modifié. A côté de la rudesse des toiles brossées lors de son séjour à Amsterdam, - dont quelques-unes ont d'ailleurs un fond clair - nous trouvons la délicate blancheur de ses dernières œuvres comme Le Chardonneret (La Haye) et La Sentinelle (Schwérin), qui sont parmi les plus belles du XVIIe siècle. On raconte que Fabritius, comme tant de ses confrères à Delft, peignait de préférence des constructions à perspective (voir les peintres d'intérieurs d'église et quelques toiles de Vermeer et de Pieter de Hoogh qui, en effet, a produit ses meilleurs tableaux à Delft). Sans vouloir supposer une étroite collaboration entre Fabritius et Vermeer (hypothèse souvent formulée), on peut croire que œuvre du premier a influencé celle de notre jeune peintre. Dans une petite ville comme Delft, ils se sont connus sans aucun doute, et Fabritius a dû initier Vermeer à l'école de Rembrandt. Celle-ci présentait d'ailleurs un caractère bien différent de celui de œuvre de Vermeer. En tout cas, les impressions dues à l’œuvre de Fabritius ont l'air d'avoir influencé le style de Vermeer. Ce n'est que quelques années après la mort de Fabritius que Vermeer se met à placer des figures sombres sur un fond clair. En même temps, il développe une technique toute personnelle de pointillé et commence à espacer les figures. C'est par cette voie-là que, peu à peu, il se soustrait à toute influence et découvre son style personnel. Comparé aux œuvres de la maturité, Le Christ chez Marthe et Marie (Edimbourg) est encore très primitif. Il y a des imperfections dans le dessin et dans les étranges plis du vêtement que porte le Christ. On dirait des figures bas-gothiques dont les robes ont, pour ainsi dire, une "vie propre", sans suivre le mouvement ou la pose des figures mêmes. Sur le tableau de Vermeer, celles-ci sont grandes et se bousculent au premier plan: c'est que le peintre n'a pas encore songé à créer de l'espace autour d'elles. Dans la composition, on distingue quelques grandes lignes: une diagonale et deux triangles qui contiennent chacun une des femmes. On a observé dans l'attitude du Christ - notamment dans le profil de la tête et dans le bras droit étendu - une correspondance avec celle du Christ qui figure sur un tableau de Cavallino intitulé La Mort de saint Joseph, à Naples (voir Tancred Borenius dans The Burlington Magazine, 1923). Cette correspondance nous semble d'ailleurs fortuite. Sur la toile de Vermeer, le coup de pinceau dégagé, l'admirable tête de Marie profilée contre la nappe blanche, font notre ravissement. Malgré tous ses défauts, cette œuvre de jeunesse est pleine de promesses! Vermeer a été quelque temps avant d'être maître de son art, surtout dans l'arrangement souple et logique des draperies. Il y est parvenu dans Diane et ses nymphes qui se trouve au Mauritshuis à La Haye. Le sujet et la nature de ce tableau sont très différents du précédent, puisqu'il a été peint dans un tout autre esprit. Il n'a pas la maladresse du tableau d'Edimbourg. La composition présente une certaine ampleur: une partie de la diagonale forme en même temps le côté d'un triangle isocèle, et deux accents verticaux et symétriques se dressent sur les côtés. En principe, la composition se borne donc ici à deux dimensions. Malgré quelques outrages du temps, on est agréablement surpris par le coloris chaud et rayonnant. La Diane, au milieu, est habillée d'un jaune ardent; la figure assise à gauche, et qui se détourne, porte un vêtement jaune orangé aux reflets lumineux et changeants. La nymphe assise à droite est vêtue de rouge et de bleu; celle qui s'agenouille, de violet et de brun; enfin, la figure du fond porte une robe très sombre. Le cuivre de la petite cuvette est jaune clair. Si là encore, certains détails rappellent l'école d'Utrecht, cela importe moins que l'étrange atmosphère de rêve lyrique dont Vermeer a su imprégner ce tableau. Si l'on voulait chercher des œuvres d'une inspiration analogue, on pourrait en trouver à Venise chez Giorgione. Sur la toile de Vermeer, un silence absolu règne entre Diane et ses nymphes: chacune des figures semble être perdue dans des rêveries personnelles. Il va sans dire qu'on y distingue une certaine recherche du pittoresque qui aurait pu entraîner toutes sortes de détails anecdotiques, mais ici, le peintre lui a opposé le lyrisme du silence. On a quelquefois douté que cette œuvre soit authentique (Philip Hale, par exemple). Il est vrai que la qualité de la lumière et des ombres qui enveloppent tendrement le groupe, diffère de celle de son œuvre ultérieure. Le tableau entier se compose de quelques grandes taches de couleurs, tandis que, plus tard, Vermeer sera bien plus minutieux dans le détail. Toutefois c'est dans ce silence même que nous croyons retrouver son âme qui nous parle. La diversité des sujets nous révèle que Vermeer s'est orienté dans plusieurs sens. En effet, le troisième tableau, cette fois non seulement signé mais encore daté de 1656, présente un thème tout différent! Ici, il ne s'agit pas de lyrisme; on nous montre sans vergogne la belle qui monnaie ses charmes contre des espèces sonnantes. Le sujet n'est pas nouveau à l'époque, et nous possédons encore de nombreuses versions de L'Entremetteuse, thème qu'il est toujours très facile d'identifier. Traité de cette même façon, avec quelques personnages très rapprochés les uns des autres, et dont on ne voit que le buste, ce motif se retrouve plusieurs fois à Unrecht. La toile de Vermeer montre la même absence de profondeur dans la composition faite de diagonales et de triangles peu marqués. D'un air légèrement moqueur, la jeune femme fardée se fait compter l'argent par l'amoureux impertinent. Il est rare qu'un peintre ait mis autant de caractère dans la forme des mains de ses personnages. L'entremetteuse, habillée d'un étrange costume (de théâtre?), un madras sombre sur la tête, le guette, pleine d'astuce. Grâce au coloris, l'attention du spectateur se concentre sur le corsage clair de la jeune femme et sur le pourpoint rouge vif du jeune homme. Ce rouge se retrouve dans les teintes plus foncées du tapis persan sur la balustrade du premier plan. Surtout dans les parties claires, la couleur a été largement brossée, d'une façon presque impressionniste. Les trois figures que nous venons de mentionner sont donc les acteurs. A leur côté se trouve le jeune homme au luth (dont une partie dépasse la balustrade), un musicien, si l'on veut. Son visage est dans l'ombre, comme c'est le cas pour la Diane du Mauritshuis. Son costume est sombre. Il lève son verre et échange en souriant un regard significatif avec le spectateur; on dirait même qu'il vous lance une œillade... N'est-ce pas là une figure moralisatrice qui dénonce au spectateur la sottise de cette scène par trop triviale? Il se trouve le plus près du spectateur et par là un peu plus grand que les autres; de plus, l'ombre et sa couleur foncée l'en éloignent quelque peu. On ne peut s'empêcher de penser que c'est le portrait du peintre lui-même. Chaque fois que l'auteur de cet essai s'est trouvé devant ce tableau, cette impression s'est fortifiée. La figure a tout à fait l'air d'une image réfléchie, d'autant plus que, sur le tableau, le jeune homme lève son verre de la main gauche. Sur la tête, il porte un béret. Celui-ci ne se portait pas dans la vie ordinaire, mais les artistes s'en couvraient volontiers (L’Atelier, à Vienne). En octobre 1656, le peintre avait vingt-quatre ans. Cet âge conviendrait très bien au jeune homme du portrait. Reste enfin la question psychologique de savoir si l'on peut s'imaginer Vermeer en jeune noceur, ou en témoin moralisateur d'une scène plutôt grivoise. Sans doute, à en juger d'après son œuvre (et, comme nous l'avons vu, d'après sa signature), c'était un homme tranquille et bien équilibré. Mais est-il pour cela impossible qu'il ait eu ses éclats de joie ? Et lorsqu'il nous présente sa scène si bien frappée, avec un si grand sens des caractères et de l'ironie (voir la façon dont il traite le jeune amoureux!), avec l'humour quelque peu facétieux de cette époque, pourquoi ne se serait-il pas peint lui-même, commentant en riant la scène dont il est témoin? Nous n'y voyons aucune objection. Il faut dire cependant que jamais plus, Vermeer n'a pris une telle liberté. A mesure qu'il vieillissait, son œuvre s'est faite plus calme et plus intime. Plus d'une fois, par la suite, il a établi, au moyen du regard de ses personnages, une correspondance entre ceux-ci et le spectateur, mais jamais d'une façon aussi directe ni aussi vive. D'ailleurs, il ne nous a plus jamais donné une scène pareille à celle dont il nous régale à l'âge de vingt-trois ou vingt-quatre ans! Après avoir "exploré le terrain avec les toiles que nous venons de décrire, il a peu à peu trouvé son genre personnel. Si, dans le tableau de 1656, son attention se dirigeait encore sur différentes figures à la fois, et si ses couleurs formaient encore des contrastes, nous voyons déjà apparaître cette grande concentration qui forme une de ses qualités typiques. C'est la concentration selon l'esprit, selon la couleur et selon la forme. Concentration selon l'esprit, puisqu'aucun élément ne détourne l'attention de ce qu'on voit sur le tableau: un petit groupe intime, une figure solitaire et immobile, plongée dans sa lecture ou bien dans une simple occupation. Concentration selon la couleur dans l'harmonie parfaite des teintes. Ce qui, dans la réalité, a une couleur assez prononcée, des reflets assez vifs, s'adoucit afin de s'harmoniser avec le reste. Par contre, ce qui, dans le réel, peut paraître trop pâle s'intensifie. Ainsi tout est nuancé, corrigé, ordonné. Concentration selon la forme surtout par la délimitation des figures. Rarement il arrive que les peintres détachent leurs figures comme le fait Vermeer. Metsu et Terborch l'ont fait quelquefois, Jan Steen très rarement, Pieter de Hoogh ne le fait guère qu'en s'inspirant de Vermeer (La Peseuse d'or au Kaiser-Friedrich Museum à Berlin). Vermeer lui-même semble préférer nettement ce procédé. Ensuite, son goût pour la concentration se manifeste aussi dans la rondeur de ses contours. Il n'y a chez Vermeer que peu d'exemples où le bras ou la main restent en l'air (Le Christ chez Marthe et Marie, Edimbourg, et Le Collier de perles au musée de Berlin). Pourtant, il ne s'agit pas ici de l'effet d'un contour anguleux, bien au contraire. Partout ailleurs, il veille à ce que les contours soient fermes et arrondis. D'ailleurs, sur la toile intitulée Le Collier de perles, la petite main ronde (et non pas anguleuse!) de la jeune femme est liée au corps par le ruban attaché à son collier. Il vaut la peine de comparer les différentes œuvres de Vermeer avec La Lettre de Gabriel Metsu (collection de Lady Beit à Londres. Il n'est point impossible que cette œuvre, avec son fond clair, ait été inspirée de Vermeer. En tout cas, elle est tout à fait dans son style. Cependant, l'esprit qui l'a engendrée est tout autre! D'abord, elle a moins de poésie, et puis, quelle différence de contours et de concentration spirituelle! Ce contour brisé de la servante curieuse soulevant le rideau qui cache un tableau, serait inimaginable chez Vermeer. Ensuite, le chien constitue un élément anecdotique qui fait diversion. Sans doute, cet endroit de la composition ne souffrirait pas un vide, mais ce petit chien, qu'on dirait sur le point d'aboyer, suspend l'attention... Peu à peu, Vermeer se met à créer de l’espace autour de ses figures. La Dormeuse (Metropolitan Museum, New-York) est, à notre connaissance, le premier exemple où il tâche d'éloigner sensiblement la figure principale du premier plan Le coin relevé du tapis et surtout le dos de la chaise oblique, font l'effet un peu trop voulu de repoussoir; de même dans l'échappée de la porte ouverte, nous sentons encore trop le manque de naturel, qui disparaîtra plus tard sous l'influence d'une concentration croissante. C'est ce que nous observons dans La Laitière (Amsterdam, Musée National). En plus de la diagonale faiblement indiquée de l'angle gauche en haut, à celui de droite en bas, on trouve aussi une diagonale dans la profondeur qui suggère réellement, cette fois, l'idée d'espace. Le corps est d'une réalité étonnante; pour la première fois nous remarquons ce pointillé très personnel, si caractéristique de Vermeer, et dont il se sert pour évoquer le jeu magique de là lumière. On voit ces taches de lumière non seulement dans les miettes de pain sur la table, mais aussi sur la robe, et surtout sur le tablier bleu foncé de la femme. Et quelle peinture! Quelle maîtrise dans la façon dont la figure se détache sur le fond clair: la blancheur de la coiffe sur la chaux blanche du mur! que peut-on imaginer de plus froid et de plus dur qu'un tel mur, et sous la main du peintre, quelle merveille!... Un pur chef-d’œuvre de ses débuts, qui se trouvait autrefois au musée de Dresde, c'est La Femme lisant une lettre devant une fenêtre ouverte. Au moyen de la table placée au premier plan parallèlement au plan de la scène, et servant de simple repoussoir, le peintre a créé un certain espace tout à fait naturel. Voici la concentration selon la couleur, harmonisant le vert et le rouge qui dominent toute la composition: vert du rideau du premier plan, vert jaunâtre du corsage de la jeune femme; rouge vif du tapis sur la table et rouge brique du rideau de la fenêtre. quelle merveille que cette image brisée réfléchie dans la vitre! On retrouve dans cette peinture les miettes de couleurs éparpillées sur les étoffes. L'Officier et la Jeune Fille de la collection Frick à New-York doit dater de cette même période: les deux œuvres se ressemblent non seulement dans leur structure, mais même dans leurs détails, notamment dans le corsage de la femme. Pour le moment, le problème de l'espace semble préoccuper Vermeer. D'après les costumes, le tableau qui se trouve à Buckingham Palace, intitulé La Leçon de musique, doit dater des années 1656-60. Le curieux agrandissement de la table - presque exagéré à notre goût - pourrait justifier la supposition que, pour créer de la profondeur, Vermeer se soit servi ici d'une chambre noire. On admire du reste l'unité que forment les figures humaines avec les meubles et les objets, comme autant de détails qui concourent à se sublimer dans une seule nature morte. Le Concert, qui se trouve à Boston, date du même temps et fait voir la même conception. A partir de ces années 1656-60, Vermeer va s'appliquer à mettre la plus grande délicatesse dans sa peinture. Si les œuvres de sa jeunesse ont été bâties à grands coups de pinceau, désormais son procédé sera extrêmement délicat. Chaque forme est achevée, mais uniquement grâce à la juxtaposition des couleurs et des tons. Même les ombres restent transparentes. Il y a une transition insensible dans les touches, qui sont exécutées avec une extrême prudence, et couvertes d'un léger glacis. Chaque motif porte la marque du coloris tout personnel de Vermeer. Il aime surtout opposer les jaunes aux bleus clairs et limpides, le plus souvent sur un fond blanc ou gris pâle. Désormais, lorsqu'il se sert du rouge, c'est, la plupart du temps, dans les parties qui sont dans l'ombre, de sorte que cette couleur n'amène tout au plus dans l'ensemble, qu'un petit accent vif (voir le ruban dans les cheveux de la femme du Collier de perles) ou ne fait que contrebalancer les teintes plus froides. Jamais ce rouge ne domine. Considérons, par exemple, La Femme à la fenêtre (New-York). Les principales teintes sont ici le jaune délicat du corsage, le bleu de la jupe et l'admirable blanc de la coiffe, qui se détache avec une subtilité incroyable sur l'autre blancheur, nuancée celle-là, du mur. Sur le dos de la chaise se trouve un morceau d'étoffe bleue. L'éclat de la cruche a été beaucoup adouci, pour qu'elle ne s'impose pas trop dans l'ensemble harmonieux. Voici donc les différentes teintes froides et blanches contrebalancées par le rouge mat du tapis de table, entrecoupé d'ornements multicolores. Ce rouge est si modeste que le jaune et le bleu continuent à dominer, tout en perdant leur froideur. Cette étude est trop limitée pour traiter de l'évolution de Vermeer a propos de toute son œuvre. D'ailleurs, les planches ne manquent pas d'éloquence. Quand on adopte un certain ordre chronologique pour le classement des œuvres d'art, il est toujours dangereux de s'appuyer sur des groupements trop rigides établis selon les sujets. C'est que l'esprit humain, et, à plus forte raison, celui de l'artiste, est trop vivant pour ne pas varier ses motifs. Pourtant, il est possible de suivre une évolution en observant la technique. Ensuite, on peut se baser sur une tendance à l'enrichissement ou à la simplification des compositions, et enfin, on a comme dernière ressource l'histoire du costume. Celle-ci peut être une base solide de connaissance pour l'établissement des dates. (Il est vrai que, dans le cas de Vermeer, il faut tenir compte du fait qu'à Delft, la mode change moins vite que par exemple dans une ville élégante comme La Haye.) Il n'y a que trois œuvres de Vermeer qui soient datées : L’Entremetteuse (1656), L’Astronome, (Paris, collecti6n Rothschild; 1668) et Le Savant (Francfort; 1669). Pour le reste de ses œuvres, on ne peut établir qu'approximativement un ordre chronologique. Pour cela, il est évident qu'il faut tenir compte des changements de costumes et de coiffures. Sans trop se perdre dans les détails, il importe toutefois d'en relever ici quelques particularités. A partir de 1650, les boucles pendantes autour de la figure deviennent moins lourdes; volontiers, on les relie ensemble tout en dégageant entièrement le front. Après 1660, on constate une tendance à élargir la coiffure, témoin la forme du chignon et les touffes plus larges autour de la figure, d'où s'échappent souvent quelques longues boucles. A partir de 1670, on voit apparaître une profusion de boucles, moins abondantes pourtant chez Vermeer (couverture). La coiffe des années 70 est plate; derrière, elle est très large pour pouvoir contenir le chignon, et au-dessus du front, elle a deux plis ronds. Les manches se raccourcissent de plus en plus: si, entre 1650 et 1660, elles couvrent encore le moitié de l'avant-bras, après 1670, elles sont devenues très courtes. Vers 1665, le chapeau d'homme cède la place à un autre modèle: petit et d'une forme toute plate. Pour les hommes également, les manches se font plus courtes et, vers 1660, elles laissent le poignet libre pour montrer la manche de la chemise. La forme du pourpoint du peintre dans L'Atelier serait inimaginable dès 1665. Examinant les œuvres d'après l'ordre que nous venons d'établir, nous voyons que peu après 1660, le jeune peintre a atteint son point culminant et que sa vision s'est alors extraordinairement approfondie. En même temps, sa technique ne cesse de s'affiner. Son coup de pinceau est devenu plus subtil, les nuances si fines qu'on dirait qu'un souffle plutôt qu'un pinceau les a exécutées. quelquefois, il reste encore fidèle au pointillé. La Jeune Fille en bleu, à Amsterdam, (La Liseuse) constitue dans cette série un des plus beaux exemples de sobriété intime. Ici, le peintre a consciemment abandonné la couleur localisée, accordant partout des teintes bleues avec les jaunes du fond. Même dans la couleur de la peau, il a évité les teintes roses, afin d'obtenir un maximum de concentration. Elle se fond entièrement dans le coloris jaunâtre de la carte géographique et c'est ce qui fait que le bleu domine encore plus. que dire de la maîtrise de ce tableau, de la noblesse de sa vision? Bien d'autres chefs-d'oeuvre se rangent à côté de ce dernier: telle La Peseuse de perles, à Washington, toile qui a inspiré à Pieter de Hoogh sa Peseuse d'or et qui en forme le pendant (au Kaiser-Friedrich Museum à Berlin). La toile de De Hoogh possède un coloris chaud et doré, alors que sur celle de Vermeer toutes les couleurs semblent s'accorder avec la blancheur des perles. Remarquez ici la qualité de la lumière et l'atmosphère d'intimité qui règne dans toute la pièce! Dans le même genre - quoique d'une tonalité légèrement plus claire - nous trouvons Le Collier de perles, faisant partie également du Kaiser-Friedrich Museum). D'autres exemples sont les jeunes femmes occupées à écrire des lettres ou à jouer de la guitare ou du luth et La Dentellière (Paris). Vers la fin de sa vie, œuvre de Vermeer prend parfois un aspect trop achevé, trop poli. De nouveau, il a tendance à rechercher le pittoresque, probablement pour contenter ceux qui lui font ses commandes. Au point de vue finances, le peintre traversait alors l'époque la plus pénible de sa vie, comme nous l'avons vu. Aussi l’Allégorie de la Foi (New-York) fut-elle, en somme, un échec, quelque brillants qu'en soient les détails. De même, les jeunes femmes au virginal (Londres, National Gallery) ne comptent pas parmi ses œuvres les plus marquantes. Et pourtant.. il ne faut pas négliger le goût - très répandu aux environs de 1670 - de tout ce qui était agréable à l’œil. Ne voit-on pas Pieter de Hoogh sombrer dans une élégance vide et facile, après avoir abandonné Delft pour Amsterdam, la grande, la riche ville de commerçants? Pourtant Vermeer s'est imposé, même dans ses dernières œuvres, la plus grande retenue, comme l'atteste la sobriété des formes dont il a bâti ses compositions. On le voit par exemple sur la toile intitulée Jeune Femme debout au virginal), composée entièrement selon un système de lignes horizontales et verticales. Peut-être, avec ce tableau, Vermeer eût-il inauguré une nouvelle période, si sa mort - assez inattendue, comme nous l'avons vu - n'était pas intervenue. A côté de cette série de figures à mi-corps, à côté des figures en pied, toujours éloignées du premier plan, il y a le seul portrait "officiel" d'une femme portant le vêtement noir des régentes (Budapest), et puis, quelques têtes de jeunes filles. Ces types ne sont pas uniques dans la peinture néerlandaise. A juste titre, quelques critiques (dont M.A.B. de Vries) ont fait le rapprochement entre certains portraits ou études de têtes de Michiel Sweerts et ceux de Vermeer. Il y a peut-être encore plus d'analogie avec le Portrait d'un garçon de Sweerts (Musée du Wadsworth Atheneum à Hartford, Connecticut) qu'avec la Tête de jeune fille (dans une collection privée à Birmingham) que reproduit M. de Vries. Il ne s'agit d'ailleurs pas tellement de découvrir un contact direct entre les deux peintres, que d'y discerner une affinité de conception et de technique. La plus connue d'entre les têtes de jeunes filles de Vermeer, celle du Mauritshuis à La Haye, doit dater des premières années après 1660, à en juger d'après le coup de pinceau amoureusement recueilli, et d'après la sobriété de l'arrangement. La toile a été composée avec la plus grande simplicité. Cette fois, le fond est sombre; la blouse oppose sa teinte jaune et verte au bleu et au jaune du turban; au milieu, une perle en poire, merveilleusement peinte, reflète la pleine lumière. Une peinture tendrement minutieuse, aux transitions imperceptibles, a modelé ce visage aux lèvres humides, entr'ouvertes, et aux grands yeux qui regardent le spectateur. Dans le même genre, il existe une tête de jeune fille qui se trouvait autrefois dans la collection Arenberg, mais qui a disparu depuis 1914. Vermeer s'est servi abondamment du pointillé - tant pour la couleur que pour les effets de lumière - dans la Jeune Femme â la flûte qui porte un étrange chapeau (chinois?), peut-être un des accessoires de son atelier (Washington, National Gallery of Art; les bords sont probablement coupés). Voilà les seules têtes de jeunes filles qu'on connaisse de lui: il serait imprudent de lui en attribuer certaines autres! La Jeune fille du Mauritshuis serait-elle la fille du peintre? En tout cas, nous constatons une ressemblance frappante avec celle qui pose pour la Renommée dans L'Atelier (Vienne). Cette pièce, qui est une des plus parfaites de Vermeer, doit dater de la même époque. Non seulement, il y a une grande affinité entre les figures des deux jeunes filles, mais aussi le costume du peintre peut justifier cette hypothèse. On remarque ici la même minutie dans la peinture; seule la tapisserie du fond montre un coup de pinceau plus large. Il est certain que la jeune femme, en de nombreuses variations, constitue le motif principal de l'art de Vermeer. Il peint toujours des jeunes femmes d'une rare distinction, souvent aussi d'une beauté plus grande que celles que nous offrent la plus grande partie de la peinture hollandaise du XVIIe siècle. Toujours, le peintre les a entourées de respect et de tendresse. Autre élément qui en dit long sur le caractère noble et austère de ce grand peintre! Enfin, on possède de lui deux spécimens de paysages urbains. D'après le procédé, La Rue (Amsterdam) doit dater du même temps que La Laitière (vers 1660). Il y a une analogie entre la façon de peindre le pavé dans l'une et le panier dans l'autre. Et puis, il y a la merveille appelée Vue de Delft. Ce chef-d’œuvre n'est comparable à aucun autre tableau de l'époque. Ici comme ailleurs, le premier plan est très vaste. Tandis que d'autres maîtres de la peinture le fragmentent au moyen d'ombres en différentes zones de couleurs, afin d'obtenir un effet de profondeur (méthode fréquemment employée), Vermeer au contraire obtient le même effet tout en dédaignant ce procédé par trop facile. Il opère là comme pour ses intérieurs. Derrière la bande de terrain sablonneux, s'étend, au premier plan, une eau claire et légèrement ridée. Le fond, qui chez d'autres n'est le plus souvent qu'une perspective nébuleuse, se trouve ici à moitié baigné d'une lumière dorée, moitié dans l'ombre des nuages. Ignorant l'original, on ne saurait se faire une idée de la finesse incroyable avec laquelle les toits rougeâtres et bleuâtres se détachent contre le ciel clair et transparent, qui ne s'assombrit que tout en haut, vers le bord du tableau. Les murs en briques ont un reflet mordoré; les accents de la pierre naturelle sont rendus au pointillé. A droite, le petit pan de mur jaune qui suscita l'admiration de Proust. Faut-il s'étonner que Thoré-Bürger, comme nous l'avons vu plus haut, ait été surpris, charmé, ravi par ce tableau? Il est en effet unique. Les nombreux peintres de paysages que la Hollande compte à cette époque-là, sont précis et minutieux dans leurs détails, souvent même pointilleux. Quelle différence avec l'art de Vermeer, détaillé et synthétique, descriptif et contemplatif en même temps! Ce qui le passionne, ce qui le pousse avant tout à s'exprimer, c'est la pureté de l'atmosphère, la limpidité du ciel, la valeur du ton et la couleur de la silhouette qui se profile sur ce ciel; ici, comme partout ailleurs, c'est une lumière magique qui baigne tous les objets.
|