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Extrait de "Voltaire, Christin et la mainmorte en Haut-Jura"

 

Nous avons vu que Dom Benoît lui-même a fait état de l’origine de la Mainmorte, en invoquant l’autorité du jurisconsulte Raymond Théodore Troplong (1795-1869) qui, dans son Traité des sociétés, écrit notamment ceci : " Au berceau de la féodalité, la grande masse de la population était esclave... Ce n’était pas cependant l’esclavage de l’antiquité et son inexorable logique qui traitait l’homme comme une chose... Une transformation s’était opérée : l’esclave était devenu serf et le droit, humanisé par le christianisme, lui accordait le mariage, la paternité légitime, la famille et certaines attributions du droit de propriété. Mais quand arrivait la mort, le droit lui appliquait, à la lettre, cette triste maxime : mors omnia solvit (la mort délie de tout). Il ne lui reconnaissait pas la faculté de transmettre sa succession dans un moment où tout était fini pour lui : le seigneur, source de toute propriété, reprenait, par une sorte de droit de réversion, la chose de son serf, et tout ce que cet infortuné avait retiré de la manufacture de ses bras et de ses mains. Le serf n’avait aucune capacité pour tester et pour succéder... "

Cette limitation de la liberté est bien en effet celle que l’on retrouve dans l’institution de la Mainmorte.

On peut penser qu’en pays de Condat le régime de la Mainmorte ne visait pas expressément à opprimer le paysan mais plutôt au besoin capital de défricher les terres et de les protéger contre d’éventuelles convoitises seigneuriales. Pour autant Dunod de Charnage lui-même concède que la liberté de l’homme de mainmorte est en définitive beaucoup plus restreinte que celle de l’homme de franchise. De plus, il devenait inévitable qu’une telle institution dans le cours des âges subisse des dérives comme celles tout à fait regrettables des abbés de Condat. Aussi rien d’étonnant que nos paysans du Haut-Jura se soient montrés de plus en plus nombreux à vouloir coûte que coûte s’en affranchir. Et que Voltaire fut très vite le soutien de l’Avocat Christin dans ce combat. Comment avança-t-il ses conseils ? C’est ce que je vais développer. Mais tout d’abord je voudrai revenir sur ce qu’en disait exactement Dom Benoit dans son important ouvrage " Histoire de l’abbaye et de la terre de Saint-Claude " (1892, imprimé par l’Imprimerie de la Chartreuse de Notre-Dame des Prés, Montreuil Sur Mer.)

 

Précisions sur les points de vue de Dom Benoit

 

" Voici un autre ordre de procès : on y peut entendre comme les premiers grondements de la Révolution.

La mainmorte demeure au XVIIIème siècle la condition générale des personnes et des terres soumises à l’évêque et à son chapitre. Ce régime a été très doux, nous l’avons vu. Mais, depuis la fin du XVIIème siècle, il est devenu insensiblement odieux. Un incroyable esprit de changement se répand dans toutes les classes de la société : on n’a même plus le respect des ancêtres, le même amour de leur vie simple, le même désir de continuer la profession de ses pères : on aspire à une carrière nouvelle, qui mène à la fortune et procure les jouissances... La mainmorte avait pour effet de réunir les hommes du même sang dans une nombreuse et vigoureuse communauté ; désormais elle est impuissante à retenir les frères et les fils à un même foyer. Les ménages mainmortables ne sont plus composés d’un grand nombre de communiers comme autrefois ; souvent ils ne comptent plus que 2 ou 3 membres. De là l’extinction fréquente de communautés par la mort de tous les communiers, et par suite le retour des biens au seigneur ou l’échute (Terme d’ancien droit accordé au seigneur de succéder dans certaines circonstances à leurs mainmortables ; la succession elle-même.)

Ajoutez que nous sommes dans un siècle de discussion, où tout est mis en question, où une multitude d’écrivains prennent à tâche de traiter d’abus toute institution ancienne, où les esprits envisagent tout avec passion. " (Histoire de l’abbaye et des terres de Saint-Claude, pages 774 et 775)

Toutefois, Dom Benoit semble comprendre qu’il y eut des abus. Il explique un peu plus loin dans son livre : " Devant cette défaveur de la mainmorte, il faudrait que l’évêque et son chapitre se missent à multiplier les affranchissements, non seulement les affranchissements personnels, mais surtout réels. Au contraire, tandis que les affranchissements réels ont été nombreux au XVème et au XVIème siècle, ils deviennent rare au XVIIème et cessent tout-à-fait au XVIIIème siècle... Pourquoi cette interruption des affranchissements réels ? D’une part, la plupart des chanoines n’ont pas l’intelligence de la révolution accomplie dans les moeurs et les institutions : ils tiennent à la mainmorte qui leur vaut des lods (Terme de jurisprudence, droit dû au seigneur par celui qui acquiert un bien dans sa censive. Dû quand aucun veut sa terre.) plus élevés et des échutes fréquentes ; peut-être se réjouissent-ils de voir les aliénations et des déshérences beaucoup plus fréquentes que dans les siècles passés. D’autre part, le chapitre, engagé dans un si grand nombre de procès avec Mgr de Fargues, toujours prompt à lui chercher chicane à tout propos, pourrait-il tomber d’accord avec lui, même pour une mesure utile ?... Comment des partis accoutumés à la chicane s’entendraient-ils pour un acte qui aurait pour effet de diminuer leurs revenus présents ? "

Selon Dom Benoit, il y eut de nombreux procès contre la mainmorte. Il cite notamment les habitants de Fort-Du-Plasnes et du Lac des Rouges Truites contre l’évêque situé en 1758. Quelques années plus tard il indique que les habitants des Bouchoux se lancèrent dans un procès semblable contre le chapitre de Saint-Claude mais qu’ils furent condamnés par les officiers du bailliage d’Orgelet le 8 février 1772. Les habitants des Bouchoux offrirent en 1780, 10.000 livres pour être affranchis de la mainmorte ; le chapitre refusa, mais il accorda quelque temps après l’affranchissement demandé, sous la condition d’un sol de cens par arpent de " terre labourable, prairie, pâturage et bon territoire. "

Dom Benoit propose même une transaction : " La voie légitime pour parvenir à l’abolition de la mainmorte serait une transaction entre les communautés et le chapitre, c’est-à-dire le rachat par les usufruitiers des terres possédées en propriété par le corps des chanoines. " (Histoire de l’abbaye et de la terre de Saint-Claude, page 777.)

Et parlant de Charles-Gabriel-Frédéric Christin, avocat de Saint-Claude, Dom Benoît reconnaîtra là un adversaire dangereux :

" Attaché à la Cour de Besançon, avide de gloire, impétueux, habile dans ce style d’enthousiasme factice que Rousseau avait mis à la mode et qui allait régner en souverain dans les assemblées révolutionnaires, il avait tout ce qu’il fallait pour échauffer les passions de la multitude. Il s’était lié avec ceux qui s’appelaient les philosophes et les économistes, ces impies fameux qui blasphémaient tout ce que les nations chrétiennes avaient adoré jusque là, grands déclamateurs qui exerçaient alors une irrésistible puissance sur l’opinion publique. " (Histoire de l’abbaye et de la terre de Saint-Claude, page 778.)

Maintenant, il convient de suivre le combat de Christin et de Voltaire dans leur logique de respect du droit, de prendre la loi comme elle est, de s’appuyer sur l’état d’esprit des gens, bref de mener un combat humain et fait de tolérance.