Extrait du roman "Emoi et toi" : Etreinte-Eternité. Je me retrouvais en tête à tête avec ces deux mots dont les lettres ciselaient un anagramme étonnant. La première fois qu'ils m'apparurent, ce fut au cours d'une émission télévisée où l'animateur interrogeait des écrivains sur un mot ou une expression qui les avaient marqués. J'en avais retenu deux : Etreinte et Eternité. Puis, le tourbillon médiatique est passé par là et ces mots se sont estompés. Ils revinrent quelques mois plus tard à mon esprit lors de l'écriture impulsive d'un poème où ils s'immiscèrent. C'était peu après une rencontre fortuite, lorsque l'un de mes amis m'entraîna au restaurant et me présenta à des personnes de sa connaissance. Cette situation ne me convenait que trop peu. En effet, j'avais pris rendez-vous avec lui parce que nous nous étions perdus de vue depuis trop longtemps. J'avais le désir d'un tête à tête. Je pensais avoir tant de choses à lui dire, à lui raconter. Mais je crois surtout que je voulais mesurer aussi le chemin parcouru par chacun de nous, comme une sorte de mise au point. Et cet échange était déjà difficile en soi, ne sachant pas vraiment par quoi commencer, ne sachant pas non plus si nous pouvions encore partager quoi que ce soit. A l'époque, nous étions liés par des projets communs, par des aventures communes. Bien que notre façon de penser fût différente, nous pûmes faire un bout de chemin ensemble, ne serait-ce que parce que nous défendions une certaine idée de l'humanisme où la place de l'autre nous semblait s'inscrire dans notre devenir, à la manière des idées de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir, nos guides spirituels. C'était aussi à propos de nos relations avec les femmes que nous nous sentions proches. Notre sensibilité était souvent comparable et comparée. Certains nous affublaient du nom de Don Juan. d'autres parlaient volontiers de Rétif de la Bretonne. Mais je pencherai pour ma part plutôt pour ce dernier. En tous cas nous nous étions trouvés à séduire quelques fois, chacun à notre manière, la même femme. J'essayais, depuis, de me rappeler ces instants précieux. Mais aussi, je me demandais si cette époque n'était plus qu'un souvenir impartageable. Aussi, ce jour-là, mon premier réflexe fut une sorte de colère intérieure vis à vis de ces intrus. Puis j'en pris mon parti, peut-être soulagé de ne pas avoir à me retrouver sans voix face à cet ami devenu trop lointain. Tout en bavardant, je laissais mon regard passer d'un visage à l'autre de nos convives, comme pour deviner ce qu'il y avait au delà de leur apparence. C'est dans cette sorte de flânerie qu'elle m'apparut. Une femme venait de prendre tout mon espace visuel, toute ma concentration d'esprit. Je me sentais comme pris d'une irrésistible attirance. Je crois que je fus d'abord séduit par son rire qui plissait ses yeux et par le frémissement de ses narines. Ce fut suffisant pour sentir en moi cette émotion difficile à contrôler. C'était à la fois une sorte de picotement, à la fois un serrement de la poitrine. Une étrange douleur que l'on voudrait sentir souvent, tant elle était troublante. Et j'avoue que quelques fois, je cherchais à déceler dans un geste, dans un mouvement ce petit rien qui étonnait, qui séduisait sans que je puisse y résister vraiment. Même si un échange de regards, de sourires, ne conduisait pas forcément à une relation éphémère ou durable, je me laissais souvent porter par l'événement où une femme me comblerait de rêves, dans une aventure réelle ou imaginaire. J'aimais ainsi regarder autour de moi, à l'affût d'une émotion aussi contingente soit-elle. Je me jetais ainsi dans des rencontres comme on se jette dans des habits de lumière pour une corrida où la mise à mort est reine. Mais de quelle mise à mort s'agissait-il ? Plusieurs fois, je me suis posé la question: quel était ce tressaillement qui me taquinait à la vue d'une femme, à peine croisée, à peine entrevue ? Combien de fois me suis-je surpris à désirer m'approcher d'une femme, de lui susurrer ce désir, quand bien même je pouvais prendre le risque de me voir jeter un regard meurtrier, ou même une gifle ? Quelquefois, pourtant, je me suis ainsi risqué à de telles tentatives bien que ma préférence fût d'être habituellement plus discret, moins impulsif. Parfois, un mot, une invitation à peine voilée, ou plus simplement un regard et j'attendais, ouvert sur des possibles. Je prenais alors le résultat comme il se présentait. Cela pouvait déboucher sur un simple échange de regards . Il en était ainsi lorsque je voyageais en train et que je me sentais plus sensible à la beauté fragile d'autrui qu'au paysage qui défilait à travers les vitres du compartiment. Il en était ainsi avec cette jeune femme qui lisait un roman à quelques mètres de moi. De temps à autre, elle levait les yeux. Nos regards se sont croisés plusieurs fois, sans aucun mot pour les accompagner. Nos yeux semblaient se parler, sans se préoccuper de ce qu'il pouvait en advenir. Puis, j'ai commencé par sortir un carnet et un stylo qui ne me quittaient jamais. Et j'ai écrit, d'une écriture automatique, un poème pour cette femme. Les mots tracés pour elle semblaient se transformer en gouttelettes qui s'écoulaient le long de sa peau diaphane. Le temps aussi s'écoula. Avant de quitter le compartiment, je me suis approché d'elle et je lui ai donné ce texte, sans aucun commentaire. Son sourire et sa main tendue vers ma feuille de papier clôturèrent cette rencontre. Mais d'autres fois, une telle approche pouvait être aussi le début d'échanges sensuels et amoureux où le sentiment prenait la part que le destin voulait bien nous accorder. Et ce jour-là, dans le restaurant, cela s'était produit. A la douceur des paroles de cette jeune femme, à l'éclat de son rire, j'ai répondu en une approche faite de points de suspension. De retour chez moi, je n'ai pu résister, une fois de plus. J'ai écrit un poème où mon anagramme ne pouvait que s'inscrire dans l'interstice d'une relation que je devinais éphémère. Quoi qu'il advienne, je savais déjà que ce moment, aussi anodin fut-il, ferait partie intégrante de ma mémoire. Car peu à peu, j'avais pris le parti de juxtaposer des blessures et des émotions câlines, des fêlures qui assombrissaient le cours d'une vie et de tendres événements aussi futiles qu'ils fussent. Aussi, au moment de cette rencontre, je devinais que j'allais sortir d'une longue période de solitude et de blessures. Je pressentais que j'allais enfin changer cette vie qui ne me convenait plus vraiment. J'étais devenu, peu à peu, le passant pour des femmes passantes. Je ne découvrais, en définitive que l'émotion qui provenait des autres. De ce fait, je me sentais quelque peu voyeur. Et cette façon de vivre mes émotions me laissait un certain goût d'amertume. Ma seule certitude fut que cela ne pouvait plus durer. La rencontre avec cette jeune femme, pour une raison que je ne pouvais encore déterminer fut un déclic. Je pressentais qu'il se jouait autre chose. A partir de cette relation éphémère avec elle, je me remis à penser à tous ces moments, faits d'émotions par procuration pour lesquels je me croyais destiné. Cela peut paraître incongru. Mais il en était ainsi pour quelques temps encore. Etreinte-éternité, deux mots au travers desquels je pressentais intérieurement que, syllabe après syllabe, ils répondraient en écho à des questions qui sans cesse me hantaient. Avec le peu de recul que j'avais, ils furent comme une révélation. Peut-être n'était-ce qu'un leurre ? Mais ils m'ouvraient de nouveaux horizons. Ou du moins, j'en avais l'impression. Peu importe. Au fur et à mesure, j'y inscrivais chaque parcelle de ma vie, la ponctuation de mon itinéraire. Cette idée faisait son chemin et aujourd'hui, je me sens prêt à écrire là les mots qui pourraient me permettre d'y voir plus clair, de comprendre ce qui s'était passé en moi au cours de ces années à errer de rencontre en rencontre. Mon itinéraire s'était révélé aux contours encore imprécis, tel un miroir imparfait ou qui reflétait l'image d'un autre, probablement. Puis, ce reflet s'était transformé. De l'évidence il passait au doute. De l'apparence d'avoir en vis à vis un inconnu, j'en étais à me reconnaître, comme une nouvelle naissance. Lentement, mon approche des autres changeait. Bien sûr je pouvais encore accepter cette vie qui était la mienne. Les rencontres que j'avais faites jusqu'alors étaient marquées par l'émotion à fleur de peau. Mais cette émotion restait toujours en surface. Je l'ai mieux compris avec cette femme du restaurant, même, si avant de nous séparer, ce jour-là, nous avons échangé nos numéros de téléphone comme pour nous prémunir d'un éphémère rejeté par avance.. L'envie de nous revoir ne fut pas feinte. Et de fait, j'ai décroché plusieurs fois mon téléphone pour l'entendre à l'autre bout de la ligne, comme une ligne de destin. A chaque fois, je parlais peu, préférant l'écouter. A la douceur des mots qui sortaient de ses lèvres, je m'imaginais le frémissement de ses narines que j'avais remarqué lors de notre rencontre. Cette image revenait à chaque fois et traçait un sillon profond dans ma mémoire. D'une phrase à l'autre, d'un éclat de rire à l'autre, je respirais les effluves d'un corps à la fois proche et lointain. Sans effort, je pouvais deviner les mouvements de ses lèvres. J'imaginais des baisers esquissés sur les parties dévoilées de son corps. Chaque interstice devenait une sorte de porte d'entrée... |